#0046 Frank CONROY


A New York, dans les années quarante, un enfant regarde, à travers les barreaux du soupirail du sous-sol ou il est enfermé, les chaussures des passants sur le trottoir. Pauvre, sans aucune autre protection que celle d'une mère excentrique, Claude Rawlings semble destiné à demeurer spectateur d'un monde inaccessible. Dans la chambre du fond, enseveli sous une montagne de vieux papiers, il découvre un petit piano blanc désaccordé. En déchiffrant les secrets de son clavier, Claude, comme par magie, va se découvrir lui-même. Il est musicien. Ce livre est l'histoire d'un homme dont la vie est transfigurée par la découverte d'un don.
CONROY Frank, Corps et âme (Body and soul), 1993, Gallimard Du Monde Entier 1996, Trad. Nadia Akrouf

Notes: " Ceci est la partition de Honeysuckle Rose, un morceau de Fats Waller […] Il se mit à jouer la mélodie, des deux mains, à un rythme modéré, ses doigts se mouvant apparemment sans effort sur le clavier. When I'm taking sips, chanta-t-il d'une voix éraillée, From your tasty lips" (p.28-29) "Claude […] travaillait The choo-choo boogie, l'un des nombreux airs de blues et de boogie qu'il avait trouvés dans la banquette […] Le rythme était aussi puissant et implacable que la locomotive qui illustrait la première page de la partition" (p.65) "Claude joua un boogie-woogie, s'y donnant à fond, faisant de l'épate. -Eh ! où qu't'as appris à jouer c'truc, mec ? C'est du Meade Lux Lewis !" (p.81) "jouer, laissant échapper un grommellement étouffé du fond de sa gorge, mâchonnant sa lèvre inférieure comme un homme dans la souffrance. Il joua sans interruption des strides et des boogies pendant plus d'une heure, les mains martelant, les bras pompant, la tête et le torse immobiles […] Ce fut une tempête de notes et Claude, fasciné, regarda les bras de l'homme se croiser et se décroiser, se déplacer ensemble et séparément, et ses doigts, fonctionnant à une vitesse incroyable, arracher des thèmes limpides à une lame de fond presque irrésistible de musique" (p.83) "J'aime aussi le boogie-woogie. -Ah ouais ? Ben, c'est du blues. Et le blues, mon vieux, tout part de là […] Tu connais les Bird's changes du blues ? […] Les changements pour le be-bop […] N'oublie pas d'écouter Art Tatum. Il va vite, vite, vite, et il swingue. Des mains comme des serpents, tu vois ? Elles s'ouvrent grand comme ça, comme un serpent qui écarquille la gueule, tu sais, large, encore plus large, tellement large que c'est impossible […] Va chez Minton et écoute" (p.138-139) "C'est juste cette phrase, qui se répète, sauf qu'ici c'est un mi, et là un mi bémol. Il joua rapidement les douze mesures. Tu vois ? Ça s'appelle Blues in the closet […] C'est la façon de noter le jazz. Ils n'écrivent pas tout […] Un musicien de jazz que j'ai rencontré un jour me les a donnés. Ils ont été inventés par un saxophoniste nommé Charlie Parker […] Le plus étonnant, c'est que ça marche avec toutes les lignes de blues […] Il joua les accords de Parker sur une mélodie de blues non répétitive appelée The swinging shepard blues, puis sur une mélodie plutôt difficile, de Parker lui-même […] Au lieu d'attendre sur la tonique pendant quatre mesures avant d'aller à la sous-dominante, il nous trace le chemin. Il nous porte là-bas. Et j'adore le changement du majeur au mineur. Ils appellent ça le be-bop […] C'était censé être sauvage -de la musique sauvage […] Mais en réalité, ça vient tout droit de Bach. Je veux dire, Bach aurait pu facilement écrire les accords du blues […] Parker est incroyablement créatif. Ses trucs sont pleins de contrepoints, de cycles. C'est du baroque, vraiment" (p.173-174) "Le son vif du saxo alto de Parker déchira l'air d'une ligne de blues syncopée […] le pianiste du disque commença à jouer le cycle de quintes fondé sur les changements du be-bop de Parker […] on eût dit que le be-bop était l'accompagnement de la musique sérielle et vice versa" (p.212) "J'ai essayé de jouer du jazz. Improvisé sur un motif d'accords d'un musicien que j'aime bien, Art Tatum […] Rachmaninov a dit un jour qu'il souhaiterait jouer aussi bien que Tatum" (p.232) "Lorsqu'il eut terminé le Gershwin, il se lança sans interruption dans Carolina shout, de James P. Johnson, arrachant les strides de la main gauche à un tempo dangereusement rapide. L'énergie irradiait dans toutes les directions, le piano semblait devenir incandescent […] Il attaqua Ripples of the nile, de Lucky Roberts, un vieux stride à casser la baraque […] il commença à mêler Art Tatum à Fats Waller à Jelly Roll Morton en une avalanche ininterrompue de jazz" (p.325) "joua très doucement la version d'Art Tatum de Tea for two pour se détendre les doigts […] Tatum était un maître […] Où puis-je entendre du jazz ? […] Vous jouez du jazz, au Castle ? J'aimerais venir. -Ce n'est qu'un trio. Chez Ronnie Scott, il y a un véritable orchestre. De bons musiciens" (p.476-477) "Sais-tu ce qui est arrivé à Miles Davis ? […] Il jouait au Birdland et faisait le tour du pâté de maisons pour respirer un peu d'air frais […] un flic lui ordonne de circuler […] le frappe avec son bâton. […] Ce type est si fragile" (p.485) "De l'autre côté de la porte capitonnée leur parvenaient les sonorités d'un trio qui jouait How high the moon. Lorsqu'ils pénétrèrent dans l'obscurité enfumée, Claude nota avec satisfaction que le pianiste utilisait des accords altérés intéressants au lieu des standards habituels […] Les trois hommes jouaient avec une intimité apparemment facile, se passant et se repassant des petites figures et des phrases comme dans un jeu de balle compliquée, sans jamais interrompre la ligne de l'air qu'ils interprétaient. Ellington, Monk, Horace Silver […] Claude était impressionné par la complexité de ses improvisations. Musicien éclectique, il semblait capable de s'inspirer de nombreux pianistes de jazz célèbres. Il pouvait faire le truc d'Erroll Garner -la main gauche comme un métronome, la main droite se décalant en arrière ou en avant du temps- sans faire de l'Erroll Garner. Il pouvait jouer à la façon percutante de Horace Silver puis, utilisant peut-être un bridge, planer sur les barres de mesures à la Bill Evans" (p.488-489) "Le jazz est tout sauf une musique primitive" (p.490) "J'ai entendu Coltrane et Elvin Jones" (p.491) "Zoot Sims vient chez Ronnie" (p.492) "La musique reprit […] I'll remember april. Green dolphin street. Slow boat to China […] Honeysuckle rose ? -Honey suck my nose ! […] Claude attendit un chorus entier pour s'imprégner des accords […] Ils improvisèrent en alternant les chorus sur des lignes de be-bop qui semblaient rouler sur des croches, chacun des deux hommes reprenant la suite de la structure élaborée par l'autre […] Reggie et le Comte accentuèrent le rythme par de subtiles explosions syncopées […] Les deux hommes, au piano, rivalisaient de virtuosité, swinguaient de plus en plus fort. Ils défonçaient la mélodie" (p.493-494).

1 commentaire:

brigitte jacquot a dit…

Il est fascinant ce blog jazz littérature !!! impossible de décoller ... et dire que j'ai encore tout le "blog jazz" à dévorer !!!
bravo