#0027 - Rick DEMARINIS


DEMARINIS Rick, L'Apprenti croque-mort (The morticiain's apprentice), 1994, Denoël 1995, Trad. Martine Leroy Battistelli
Croque-mort et jazz…
Notes: "le jazz libère, surtout le bop quand il est hot. Le hot bop est déchaîné, irresponsable et sans contrainte" (p.22) "j'écoutai mon disque de Gerry Mulligan […] Quand je fus rassasié de son style maîtrisé, je passai aux gueulards, Big Jay McNeely, Illinois Jacquet et mon préféré, Charlie Ventura. La musique -le jazz- me mettait dans un état d'esprit différent. Comme lorsqu'on est saoul. Le saxo ténor de McNeely, de Jacquet ou de Ventura est capable de vous forer des trous dans la cervelle. La lumière, tel un phare de train, souffle par ces trous. Les déplacements vibrés des cornements et gémissements de ces brise-béton, les rebops percutants bouillonnent d'amour, de haine, de détresse et de plaisir impénitent" (p.26) "Sans aimer le bop, il s'y connaissait assez pour remarquer des liaisons involontaires dans certains enregistrements de Charlie Parker. Bird n'avait pas eu sa dose, ce jour-là" (p.40) "ils passaient ce jour-là du Rhythm & Blues pur et dur. Midnight special, de Joe Turner, cognait dans le haut-parleur […] Texas turkey, de Big Jay McNeely, évoquait un convoi en train de dérailler […] Le tempo érotique de Night train était du tonnerre emprisonné dans une barrique" (p.49) "ils passaient maintenant du bebop […] un concert de Charlie Ventura au Civic Auditorium de Pasadena, en 1949 […] un morceau de Benny Green, Bennies from heaven […] Et voici le comte -Conte Condoli- dans un arrangement improvisé […] dans Fine and dandy […] Ventura avait attaqué son solo […] Il était tellement habile, quand il s'amusait avec ces tons purs, faussement modeste, puis comme si […] l'humilité était ridicule chez un saxo ténor, il se déchaînait dans un lancinant et tonitruant martèlement à vous faire éclater la tête, et qui disait que la vie est bien une improvisation, du début à la fin" (p.58-59) "Cette maudite musique de bebop te met en transe, Ozzie. C'était vrai. Quand j'écoutais Ventura, Parker, Mulligan ou Jacquet, je n'étais plus là. Comme si la musique prenait la place de tout ce qui encombrait ma tête, moi compris" (p.97) "Flip Phillips venait d'enregistrer un album avec Charlie Parker et l'orchestre afro-cubain de Machito […] les deux stupéfiants saxos foraient des trous béants dans toute cette triste merde qui prétend être notre univers. On en arrivait presque à croire qu'il existait quelque part un endroit radieux. Un endroit où s'épanouissaient les musiciens et où seuls pouvaient accéder les fanatiques de jazz. Celui qui ne pigeait pas le bop en était exclu" (p.102) "De temps en temps, le présentateur prenait des risques et passait un morceau d'Earl Bostick (sic !) généralement Flamingo ou Ebb tide […] J'avais faim du saxo destructeur de Ventura ou de celui de Jimmy Giuffre, très bavard mais tout aussi intéressant. Le saxo a pour but de vous secouer, pas de vous ramollir. C'est un instrument hors-la-loi, pas un bon citoyen. Tous les moins de vingt ans qui ont du poil au cul le savent" (p.108) "Lui aussi était un fana de jazz, mais il en savait beaucoup plus que moi sur le sujet. Son amour était d'ordre intellectuel, alors que chez moi il était purement émotionnel […] King Oliver, Blind Lemon Jefferson, Freddy (sic !) Keppard et les Original Creoles, Luckey Roberts, Willie 'Lion' Smith, James P. Johnson, rien que des noms qui m'étaient inconnus […] on devrait apprendre ça aux gosses à l'école. Pas question de piger que dalle à ce pays si on n'a pas été initié à sa musique d'origine, car c'est son âme authentique […] il avait dérivé dans un canot de sauvetage avant d'être secouru. Il disait que le jazz l'avait aidé à survivre. Avec deux autres gars […] ils avaient improvisé un petit orchestre en fabriquant des instruments avec des bidons d'eau vides et les fils d'une radio de secours hors d'usage. Ils s'étaient donné le nom de Dinghy Blues Band" (p.117) "J'emmenai Collen à un concert de Big Jay McNeely […] L'orchestre attaqua avec son indicatif, The big Jay shuffle, un morceau lent, débutant par un harmonieux duo de saxos, qui ensuite exécutèrent chacun un solo anodin. Un appât qui vous alléchait, avec sa nonchalance, l'air de dire, et alors ? […] Ensuite, ce fut le déchaînement. Ils reprirent avec Texas turkey, un morceau honk et screech, joué sur un tempo ultra-rapide […] Big Jay ôta sa veste et se coucha sur le dos, cornant, gémissant, de son saxo devenu sa véritable voix […] Le saxo racontait l'histoire de cet homme. Seuls ses pieds et ses épaules touchaient le sol, son dos s'arquait à chaque détonation, et l'hystérie s'empara des jeunes filles blanches. Quelques-unes montèrent sur la scène pour embrasser le pavillon du saxo, d'autres étaient prises de convulsions" (p.123-125) "Il est très bien, ce Ventura, mais c'est plus un homme de spectacle qu'un musicien. Metronome et Down Beat ont dit tous les deux que c'était le meilleur orchestre de bebop de l'année […] Il avait mis un disque de Miles Davis. Je ne comprenais rien à Miles Davis. Il était trop froid pour mon goût. Et même plus que froid. Il était la glace […] Il finit par me laisser mettre mon disque de Ventura. Je tenais ma chance de lui montrer ce qu'était le hot bop, qu'il était capable d'abattre des forteresses de connerie, qu'il n'avait pas besoin d'être subtil, car il y avait encore une place, dans ce monde, pour du bon gros jazz, bête et méchant […] Non, ce n'est pas génial. Bird était génial. Lester Young est génial" (p.137, 139-140) "Collen et moi dansions, enlacés, sur des airs de Rhythm & Blues […] Ivory Joe Hunter chantait I almost lost my mind" (p.147) "Staline confisqua tous les saxophones de Russie. Il avait décrété que c'était un crime politique d'en posséder un. Il avait peur de cette autre voix humaine, née en Amérique. Un jour, quelqu'un lui avait joué du jazz de l'ancien temps, et il y avait vu de mauvaises nouvelles pour les dictateurs. Il appelait ça la décadence occidentale. Ces ardents coups de langue déstabilisaient les tyrans et rendaient leur propagande transparente. Impossible de bâtir une société-fourmilière si les travailleurs écoutent du jazz. Tonton Joseph avait entendu le message du jazz -Va te faire foutre, Julot, je me tire […] Mais peut-être l'oncle Joseph allait-il autoriser les instruments glacés du bop d'avant-garde. Avec ces instruments-là, vous êtes obligé de rester tranquille et d'écouter. Ils vous forcent à réfléchir, vous perturbent et vous inquiètent. Ils ne vous donnent pas envie de frapper des pieds […] en pensant aux grognements, aux plaintes et aux glapissements d'un Big Jay McNeely ou d'un Charlie Ventura. Ces instruments froids vous expédient dans les congères de la contemplation stoïque. C'est plutôt Je suis foutu, que Va te faire foutre"(p.181) "Nous écoutions un disque de Miles Davis. J'entendais la beauté de chacune des notes, prises individuellement, j'entendais la brillante accélération des arpèges, j'entendais même la solitude déchirante de la voix de la trompette […] mais je ne parvenais ni à comprendre ni à aimer […] -L'oncle Joseph aimerait bien piquer sa trompette à Miles, depuis qu'il s'est aperçu que beaucoup de Russkofs l'appréciaient. Il n'est pas nécessaire de frapper des pieds et de crier pour rameuter la police de la Pensée. Dans le temps Louis Armstrong était lui aussi en marge. Un de ces jours, un gus s'amènera qui jouera des notes qui feront que Miles Davis paraîtra ringard […] j'étais allé écouter un concert de Dave Brubeck. Le Brubeck Quartet n'est pas difficile à écouter, mais c'est cérébral. Comme pour tout le jazz d'avant-garde, il faut comprendre afin de pouvoir s'adresser des félicitations à soi-même […] Les rythmes de Brubeck sont si étranges qu'ils vous donnent envie de rire […] Quand Paul Desmond avait attaqué son solo au saxo ténor, le public avait explosé, croyant qu'un gus déchaîné allait les sauver enfin et allait tout faire sauter […] Mais Desmond n'était allé nulle part, si ce n'est dans un lieu monacal, à l'intérieur de son vaste crâne […] À l'évidence, cet alto à lunettes, qui avait l'air d'un professeur de maths, ne leur parlait pas, il se parlait à lui-même et aux autres musiciens. Qu'étaient devenus les saxophonistes d'antan, chambardeurs, risque-tout, et chacun pour soi ? […] Ensuite, il mit un disque de Mezz Mezzrow et dit: -Ce type me déchire le cœur. Mezzrow […] jouait de la clarinette lugubre, mais il prenait chaque note au sérieux […] On entendait Mezzrow à l'intérieur de chaque note, une déclaration personnelle du blues. Il n'était ni Benny Goodman, ni Buddy De Franco, mais ses malheurs s'entendaient dans chacune de ses phrases […] Le blues me caressait la base du cerveau" (p.182-185) "L'orchestre était cubain, deux saxos, deux trompettes, une guitare, des percussions […] une contrebasse, des claves et une marimba. Une musique qui chauffait le sang, un mélange de jazz et de rythmes cubains, capable d'animer des pierres […] Le whisky et le blues -la tequila et le jazz cubain" (p.223-224) "Je mis un disque de Willis Jackson et la vie m'apparut sous un meilleur jour. Je le fis suivre par Mulligan, puis du disque Charlie Parker-Flip Phillips-Machito, qui avait un puissant pouvoir euphorisant. Enfin, les explosions au ras du sol de Big Jay McNeely […] Big Jay, couché sur le dos, arrachait un cri de ses entrailles noires, pour le propulser à travers son vieux saxo" (p 262) "j'enlevai le disque de Bach pour mettre à la place mon nouveau Charlie Ventura. La plainte généreuse de son saxo balaya la solennité ouatée qui régnait dans la salle […] L'orchestre de Ventura amplifiait la vie. La glorifiait […] La vie est un poumon délirant, qui enfonce des clous d'air dans les cuivres. La vie est une improvisation, avec des riffs extatiques […] Voilà ce que j'entendais dans la version d'Euphoria, par l'orchestre de Ventura" (p.288) "Nous venions de rentrer […] d'un concert de Stan Kenton et l'électricité de la musique me chauffait toujours le cerveau. Vito Musso, le saxophoniste baryton de Kenton avait mis le public K.O. avec ses âpres solos. Cet incroyable orchestre vous emplissait d'une sorte d'hélium et vous donnait l'impression de vous envoler […] dans ma tête Vito Musso continuait à faire sauter la baraque, et mon pied marquait joyeusement la mesure au rythme de son énergique solo, défieur de mort […] Je mis le disque […] du jazz lugubre de Mezz Mezzrow. Nous étions de plus en plus cafardeux […] la triste clarinette de Mezzrow nous emporta ailleurs, dans un lieu doux-amer et confiné à l'extrême" (p.317-318).

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