#0021 - Brice HOMS


HOMS Brice, Blue, 1993, Flammarion
Exergue: There's a girl here and she's almost you. Almost blue.
Notes: "La légende dit que cette vieille cave voutée a vu défiler tous les grands du jazz […] Il y a des portraits de Vian, de Bechet, de Miles, de Bird, de Dizzie (sic !), d'Erroll Gardner (re-sic !), de Stan Getz, de Coltrane, d'Ornette Coleman. Il y a cette photo légendaire de Dexter Gordon qui fume une cigarette, le saxo posé sur les genoux. Il y a des photos de jam, des photos de concerts, et puis il y a cette photo de Chet Baker prise par Bill Claxton dans les années cinquante ou l'on voit Chet accoudé, la trompette à la main, qui regarde par-dessus son épaule en direction de l'objectif […] Ma trompette à la main -sans étui comme toujours- je grimpe sur la petite estrade de bois sablé […] Je chauffe ma trompette en soufflant dedans, je me fais les lèvres. Je laisse aller un peu de salive dans l'embouchure pour qu'elle devienne un prolongement de ma bouche et pas simplement un instrument plaqué sur elle. C'est une vieille Selmer dorée, ses pistons sont doux et chauds sous les doigts, je l'ai bien en main et peu à peu j'arrive à l'oublier. Le guitariste accorde sa Gibson demi-caisse et égrène un accord de neuvième, c'est un blues lent et mélancolique, une ballade de George et Ira Gershwin, Someone to watch over me. La contrebasse rentre sur une note grave. Je pose l'embouchure sur ma bouche, sans jouer, juste pour la sentir, je laisse passer huit mesures et j'attaque détimbré. Je ferme les yeux et je laisse monter. J'y mets tout […] ça part de là, du ventre, les épaules un peu voûtées, recroquevillé sur soi, les mains presque jointes, la tête baissée" (p.14-16) "Je me souviens parfaitement de la salle […] Sur la scène, un type aux cheveux graissés soufflait dans une trompette argentée. Par moments, il baissait la trompette, la serrait contre son buste et chantait dans le micro. Il chantait comme il jouait, dans le souffle. Ce type avait l'air inconsolable et pourtant il y avait ce demi-sourire qui ne quittait pas le coin de ses lèvres […] je me suis rendu compte que je pleurais […] J'étais tout entier tendu vers ce type, vers la douce tristesse qu'il distillait, mot à mot. Je me souviens du son de sa trompette. Je me souviens de sa voix. Je me souviens que la chanson s'appelait The touch of your lips […] Je me souviens que ce jour-là, j'ai rêvé de devenir trompettiste. Je me souviens que ce type désespéré s'appelait Chet Baker" (p.29-30) "Dès l'intro du premier thème, je scrute la salle […] J'enchaîne les morceaux sans m'arrêter. Guitare qui cascade des notes rondes, contrebasse doum-wizzz-doum-doum-bam. Souffler léger. Retenir le timbre. Murmurer un phrasé comme on parle à l'oreille, à la Chet […] J'attaque The touch of your lips" (p.34-35) "Les musiciens arrivent les uns après les autres, se tapant dans les mains à la manière des Noirs Américains, paume contre paume. Je retrouve la section cuivre, le tromboniste vient juste de sortir de l'Opéra, il est encore en frac et en nœud papillon, à côté de lui deux saxos ténors et un baryton. Répétition rhythm & blues. Le batteur lance la reprise de caisse claire, martèle la grosse caisse et la charley. Riff de guitare électrique. Doum-doum de la basse. L'orgue Hammond ronfle et crache. Attention: riff de cuivre. Le chanteur, un Noir géant de plus de deux métres, se plante jambes écartées devant le micro et jette la première phrase de Sex machine de James Brown. Get up […] Un jour le père de Chet Baker, qui était un fan de Jack Teagarden, ramena un trombone à la maison, mais Chet était petit pour son âge et le trombone fut changé pour une trompette […] J'veux me chanter Almost blue de Chet Baker" (p.48-49) "Sur l'enregistrement de My funny Valentine par le quartette de Gerry mulligan en 1953, on peut entendre la première performance vocale d'un jeune chanteur. Ce chanteur n'est autre que le trompettiste du groupe, le déjà légendaire Chet Baker […] Chet ne tarda pas à être aussi apprécié comme chanteur que comme trompettiste, il y gagna un public plus large et bien sûr féminin" (p.86-87) "Au fil des années, Chet enregistre un nombre impressionnant d'albums, trop peut-être […] qualité discutable, mais Chet s'en fout, Chet se fout de l'argent, Chet se fout d'avoir toutes les filles, Chet se fout d'avoir du succès ou pas. Chet joue, tous les soirs, tous les jours, penché sur sa trompette, levant juste un œil nerveux par moments si quelqu'un fait du bruit dans la salle. Et Chet se fout du reste […] En posant la trompette sur mes lèvres, j'ai tout de suite senti que je n'avais pas joué hier. Elles étaient engourdies et douloureuses. Sans leur entraînement quotidien, les lèvres se fatiguent vite et au bout de quelques minutes elles ne vibrent plus. Je les chauffe donc en les laissant au contact sans souffler, puis je forme une note détendue, et une autre, pour les faire travailler" (p.119) "En 1969, à Sausalito, Chet Baker fut agressé dans la rue […] les lèvres en bouillie. Ils lui avaient cassé son autre incisive […] dents déjà endommagées par la drogue […] Chet les fit toutes retirer […] il essaya un dentier mais n'arriva pas à tirer le moindre son avec. alors il arréta de jouer et trouva du travail dans une station-service" (p.126) "Un des problèmes principaux des trompettistes, c'est la faim. Ils ont tout le temps faim, comme les chanteurs d'opéra, à cause de cette respiration ventrale qui bloque la colonne d'air et la fait monter. Le diaphragme, en travaillant, comprime l'estomac qui est juste en dessous, alors l'estomac, malmené a toujours faim" (p.137) "Comme beaucoup de gens qui ne connaissent pas la trompette, il pensait qu'on soufflait dedans et que les pistons servaient à jouer les notes comme sur un piano. Je dus lui expliquer qu'en fait, on chantait dans la trompette en faisant vibrer ses lèvres comme un kazoo et que les pistons ne servaient qu'à accorder les fréquences des notes avec la longueur du tuyau qui les faisait sonner, sinon, ne passaient que les cinq notes du clairon" (p.141) "Chet avait ce son particulier, sans vibrato, à la limite du murmure. Dans les clubs, il jouait assis, la trompette penchée en avant, pavillon vers le sol […] Chet jouait avec les notes dont il avait besoin, sans souci de démonstration. Il les laissait couler de ses lènres sans chercher à les retenir, mais il y mettait plus d'émotion que personne n'en avait jamais mis" (p.142) "Ceux qui ont vu le film de Bruce Weber Let's get lost ou la pochette de l'album Last concert se souviendront de Chet comme ça: le visage défait, creusé de profondes rides, une bouche sans dents, les cheveux gras plaqués en arrière […] Les autres se souviendront de sa gueule d'ange. Quand Chet avait vingt ans, qu'il était beau -trop peut-être- et que les filles s'arrachaient sa photo […] Tous se souviendront qu'un jour, Chet leur a offert quelque chose. Un petit espace où loger leur émotion quelques instants. Une sorte de compagnie. Parce que la musique de Chet venait du coeur, comme tous les cadeaux" (p.164).
Aussi cités: Charlie Parker, les Doors, Nat King Cole.

1 commentaire:

scriptandblog a dit…

Merci d'avoir cité mon roman et particulièrement ce passage. Pour info ce roman est en train d'être adapté en film aux USA. Cordialement.

Brice Homs